Afrique : quelle régulation à l’ère de l’ordre algorithmique ?4 minutes de lecture

Par Fabien Lawson & Fortuné B. Ahoulouma

Article initialement publié dans la Tribune Afrique le 03/12/2016

Profondément remise en cause à l’ère de l’ordre algorithmique, la régulation des systèmes économiques contemporains interroge de plus en plus l’essence même de celle-ci ainsi que les voies à explorer pour assurer la prise en compte des nouveaux enjeux que soulève ce nouvel ordre. Si cette remise en cause de la régulation constitue un véritable challenge pour les économies des pays développés qui vivent une innovation incrémentale, la révolution numérique donne lieu en Afrique à une innovation disruptive soulevant des questions quant à l’approche régulatrice adéquate que doit avoir le continent.

La régulation est l’action de régler un objet pour en assurer le bon fonctionnement (rythme régulier) et pour en garantir la finalité. Cet objet peut être une activité ou un système naturel, technologique, institutionnel, économique, politique, social ou environnemental.

À l’évidence, « cette notion convient bien à la description d’un système global et de la fonction qui maintient et reproduit l’ordre de ce système » [1]. Il s’agit alors d’une « œuvre de stabilisation et pérennisation, passant par la réalisation de régularités mais aussi d’amendements, à laquelle concourent divers procédés » [2]. Il apparaît dès lors que toute action régulatrice se rapporte à un système prédéfini notamment en termes de finalité recherchée. Aussi, le fonctionnement régulier de ce système suppose qu’il conserve l’essentiel de ses caractéristiques structurelles et fonctionnelles lui permettant de reproduire un schéma plus ou moins à l’identique à un rythme régulier. À défaut pour le système de conserver ses caractéristiques essentielles, on aboutit à un changement de système avec un nouvel ordre.

Aussi, la régulation consiste-t-elle en un processus de contrôle et de correction fonctionnels, voire structurels, d’un système visant à assurer la reproduction de son ordre. Empruntée aux sciences de la nature (en physiologie par exemple) [3] et à la technologie, notamment à la cybernétique [4], cette notion de régulation s’est par la suite diffusée avec, d’une part, l’ouverture à la concurrence loyale de secteurs initialement organisés sous un régime de monopole réglementé par l’Etat et, d’autre part, la nécessité de concilier cette oeuvre de construction de l’ouverture à la concurrence avec des objectifs d’intérêt général non économiques. Il s’agit de garantir la satisfaction de ces objectifs dans le cadre de marchés organisés pour des activités de nature économique sous un régime concurrentiel. Dès lors, la régulation repose sur une certaine vision de la politique économique et intègre les instruments de pilotage de l’économie orientés vers cette vision, le tout envisagé comme un système [5].

La régulation confrontée à l’ordre algorithmique

A l’ère informationnelle, marquée par une déstructuration en cours des systèmes économiques, politiques et sociaux, la fonction régulatrice est profondément remise en cause. Face notamment à l’« ubérisation » des activités économiques, le rôle des pouvoirs publics, autorités investies de prérogatives de puissance publique et de ce fait en charge de la fonction régulatrice, fait l’objet de débats récurrents. Leur apparente incapacité à maintenir les systèmes actuels dans leur « état stationnaire » face à l’effet des perturbations introduites par la révolution du numérique interroge l’ensemble de nos sociétés contemporaines aussi bien dans les pays développés que dans les pays émergents.

Face au Leapfrogging technologique induit par l’ordre algorithmique, quelle régulation pour l’Afrique ?

Les sociétés africaines ne sont pas elles non plus en reste face à ces transformations profondes de l’économie, malgré leurs faiblesses structurelles qui les situent dans une autre logique que les sociétés occidentales. En effet, le numérique bouleverse aujourd’hui les pratiques des acteurs économiques ainsi que les codes de l’économie traditionnelle. L’ère de l’internet, des plateformes, des tablettes, des Smartphones, des applications mobiles et des objets connectés entraîne une évolution des habitudes en transformant les modalités d’offre de services ou de produits, de marketing, de validation des choix, d’échange et de transaction. On note, par exemple, l’importante adoption par les populations africaines des services financiers digitaux (Mobile banking/Mobile money) avec 134 millions de comptes Mobile money actifs en 2015 selon l’association des opérateurs téléphoniques (GSMA). Une telle pénétration des services financiers digitaux en Afrique est un fait majeur qui compense le faible taux de bancarisation (à peine 34 % de la population bancarisés) [6] et bouleverse les habitudes de consommation des sociétés africaines.

A ce propos, le numérique s’impose progressivement dans tous les domaines d’activités comme le moteur essentiel de l’économie mondiale et particulièrement de l’économie africaine. Bien davantage, l’information numérique, par son potentiel d’amélioration extraordinaire et de transformation de l’activité économique et sociale, est devenue un enjeu stratégique. En effet, elle est un levier multidimensionnel au centre des enjeux d’innovation, de productivité (optimisation des systèmes de gestion, efficience), de croissance (accélération de la création de richesse), de compétitivité (avantage concurrentiel durable, réactivité à la vélocité des marchés), de transformation des modèles économiques, d’insertion de l’économie africaine dans la chaîne de valeurs internationales et de développement inclusif de l’Afrique.

Aussi, une telle transformation disruptive amenée par le numérique soulève-t-elle maintes interrogations relatives à la régulation en Afrique. En effet, le phénomène de « Leapfrogging technologique » (autrement dit saut de grenouille) que vit le continent s’explique par une adhésion rapide et massive, mais non éclairée, aux nouvelles technologies par les Africains. Il est en outre caractérisé par une rapidité des transformations économiques, sociales, politiques et culturelles notamment. Dès lors, il convient de s’interroger sur le rôle que doit jouer la régulation dans l’évolution de cette transformation. Celle-ci introduit un changement de paradigme qui requiert de reconsidérer les objectifs d’intérêt général à promouvoir, les finalités à atteindre, les moyens et méthodes pertinents à choisir ainsi que la forme adéquate de régulation à adopter et d’identifier les acteurs possibles de cette régulation.


[1] G. Marcou, « La notion juridique de régulation », AJDA 2006, p. 347.

[2] L. Boy, « Réflexions sur « le droit de la régulation », Recueil Dalloz 2001 p. 3031.

[3] Par exemple, la valeur de consigne de la température du corps humain nécessaire aux fonctions vitales est 37º. Aussi, la régulation du système physiologique humain, en cas de fièvre, peut éventuellement nécessiter d’agir sur son fonctionnement pour rapprocher la température réelle de cette valeur de référence.

[4] En cybernétique, la régulation vise à comparer des valeurs simultanées d’une grandeur réglée et d’une grandeur de référence et à agir éventuellement sur la grandeur réglée pour l’obliger à se rapprocher de la valeur de consigne.

[5] Voir à ce propos Prager et F. Villeroy de Galhau, Dix-huit leçons sur la politique économique. A la recherche de la régulation, Le Seuil, 2003 ; G. Marcou, « La notion juridique de régulation », AJDA 2006, p. 347. J.-C.

[6] http://www.gsma.com/mobilefordevelopment/wp-content/uploads/2016/04/SOTIR_2015.pdf