Par Fortuné Ahoulouma
Le projet de loi sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique (baptisé projet de loi Sapin 2 en référence à loi anti-corruption de 1993) présenté en Conseil des ministres le 30 mars dernier introduit des changements importants concernant:
- l’exigence de transparence aussi bien dans le processus d’élaboration des décisions publiques que par l’instauration d’une meilleure protection des lanceurs d’alerte;
- l’amélioration du dispositif français de lutte contre la corruption et de conformité internationale ;
- une plus efficacité de la régulation financière.
Avant son adoption en première lecture par l’assemblée nationale le 14 juin 2016, le projet de loi a fait l’objet de divers amendements par les commissions des lois, des affaires économiques et des finances et lors des discussions plénières à l’assemblée nationale. Si les volets transparence et lutte contre la corruption du projet de loi Sapin II retiennent principalement l’attention, d’autres mesures non moins importantes ont été adoptées par l’assemblée nationale. C’est le cas notamment des dispositions spécifiques à l’économie sociale et solidaire (ESS).
L’allocation d’une partie de l’épargne du Livret développement durable (LDD) et du Livret A (ajout du recours au Livret A lors des travaux en commissions), au financement des acteurs de l’ESS constituent les principales mesures relatives à l’ESS. Celles-ci traduisent la volonté des pouvoirs publics d’amplifier la mobilisation des ressources financières au profit des structures de l’ESS et d’atteindre ainsi le changement d’échelle souhaité.
Les mesures financières en faveur des structures de l’ESS dans le texte adopté en première lecture par l’assemblée nationale constituent un levier du changement d’échelle souhaité (I). Ces mesures constituent une évolution importante malgré les faiblesses qu’elles comportent et leur effectivité ne peut réellement être assurée qu’à travers une mobilisation pédagogique des citoyens (II).
I. Les solutions de financement préconisées
Grâce aux mesures adoptées ces dernières années en faveur de l’ESS (A), les acteurs de l’ESS qui représentent à ce jour, selon Bercy, 10% du PIB en France et 12,7% des emplois privés cumulés en métropole et outre-mer, soit 2.383.000 salariés. C’est l’amplification des ce phénomène que poursuit le texte adopté à l’Assemblée nationale le 14 juin 2016 (B).
A. Le rappel des mesures et dispositifs financiers en faveur de l’ESS
Le recours à des financements classiques est une possibilité qui est offerte aux structures de l’ESS même si la particularité de leurs activités peut constituer un frein à l’obtention d’un financement bancaire classique. La loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire a permis l’émergence de financements supplémentaires et adaptés à l’activité des acteurs de l’ESS.
Ainsi, la gestion d’un fonds de financement de l’innovation sociale, cofinancé par l’Etat et les régions à hauteur de 40 millions d’euros à compter de 2014, a été confiée à la Banque publique d’investissement (Bpifrance). Ce fonds distribue des avances remboursables jusqu’à concurrence de 500 000 euros aux structures de l’ESS.
Par ailleurs, un fonds soutient en fonds propres les entreprises de l’ESS avec une capacité cible s’élevant à une centaine de millions d’euros.
Des outils adaptés aux besoins de tous les acteurs de l’ESS ont été mis en place par la loi afin d’assurer l’amplification du financement de l’ESS. Il s’agit :
- des fonds propres pour financer le développement ;
- du Crowfunding pour financer les TPE de l’économie sociale et solidaire ;
- des garanties pour sécuriser les investisseurs ;
- des avances remboursables pour encourager la prise de risque ;
- des prêts participatifs pour augmenter le nombre de projets de croissance financés.
Certains des dispositifs et mesures ci-dessus évoqués ne se distinguent en réalité pas de ceux déjà existants et dont l’objectif est de favoriser la création d’entreprises : recours au Crowfunding ou garanties pour sécuriser les investisseurs par exemple. Par l’adoption de mesures et dispositifs financiers nouveaux, le projet de loi Sapin 2 souhaite offrir d’autres pistes de financements aux structures de l’ESS.
B. Le projet de loi Sapin 2 : un recours à l’épargne pour assurer un changement d’échelle
Le financement de l’ESS par le biais de l’épargne est justifié par une volonté du gouvernement d’offrir un large éventail de solutions de financement aux structures de l’ESS par le recours à l’épargne des Français. Ainsi, selon les dispositions de l’article 29 du projet de loi adopté en conseil des ministres le 30 mars denier, le LDD distribué par les établissements bancaires comportera désormais un volet dédié à l’ESS.
Les clients des établissements bancaires détenteurs d’un LDD auront la faculté, sur proposition de leurs établissements bancaires, de consacrer une partie de leur épargne au financement d’une personne morale relevant de l’ESS (association, fondation, mutuelle, SCOP ou toute autre entreprise de l’ESS). Concrètement, il s’agit de recourir à la partie de l’épargne non centralisée par la Caisse de Dépôts et Consignation (CDC) sous forme de dons pour financer l’ESS chaque année.
Le passage du texte en commissions (commission des lois, des finances et des affaires économiques) a donné lieu à des amendements non négligeables. En effet, le texte adopté le 14 juin dernier comporte des mesures et dispositifs complémentaires. Ainsi, les commissions ont proposé l’instauration d’un LDD doublement solidaire et un recours au Livret A.
Concrètement, en ce qui concerne l’instauration d’un LDD doublement solidaire, il s’agit, selon l’exposé sommaire relatif à l’amendement introduit, de consacrer « (…) les sommes collectées dans le cadre du LDD {au} financement des acteurs de l’ESS, non seulement par l’intermédiaire de dons, mais aussi par l’intermédiaire d’investissements, via un fléchage des sommes collectées vers l’ESS (…)». Cela impliquerait une utilisation des sommes collectées au titre du LDD au financement de l’ESS comme cela l’est actuellement en faveur des PME et pour les travaux d’efficacité énergétique dans les bâtiments anciens. Cet amendement a été adopté et fait du « livret développement durable » un « livret développement durable et solidaire » (LDDS).
Le second amendement suggère, pour une réelle amplification du financement de l’ESS et donc pour un réel changement d’échelle, que l’épargne réalisée via le Livret A puisse elle aussi profiter aux structures de l’ESS. L’exposé sommaire à l’appui de cet amendement précise que l’encours du Livret A est actuellement deux fois et demi supérieur à celui du LDD (255 milliards d’euros, contre 101 milliards d’euros). Les deux produits ont par ailleurs le même taux de rémunération (0,75%). L’adoption de cet amendement favorisera une amplification de l’ESS pour les raisons suivantes :
- le fléchage permettra aux épargnants ne souhaitant pas verser la rémunération annuelle de leur LDD à une structure de l’ESS de diriger néanmoins cette épargne vers cette forme d’économie ;
- la double solidarité permettra aux épargnants de recourir à la fois au versement de la rémunération annuelle de leur LDD et au fléchage ;
- le recours au Livret A offrira aux épargnants disposant des deux types de Livret de consacrer ceux-ci aux structures de l’ESS ;
- le recours au Livret A permettra également d’impliquer les citoyens souhaitant soutenir l’ESS mais ne disposant pas du LDD de consacrer leur épargne à l’ESS sans être dans l’obligation de souscrire à un LDD.
Il va sans dire que les mesures préconisées en faveur de l’ESS mettent les citoyens épargnants au cœur du changement d’échelle voulu par le gouvernement. Il offre ainsi à ceux-ci une réelle opportunité de participer au changement de paradigme qu’ils appellent de tout leur vœu. Il ont ainsi l’occasion par ce biais de contribuer à des objectifs d’utilité sociale telle que définie à l’article 2 de loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.
Cependant, certaines faiblesses dans les mesures proposées doivent être traitées comme suggéré ci-après sans perdre de vue la vertu pédagogique du changement d’échelle souhaité car, si l’argent est le nerf de la guerre, il ne constitue en réalité qu’un moyen en faveur du changement d’échelle.
II. Des mesures importantes mais insuffisantes à elles seules
Ces mesures, dont certains points restent à préciser, ne doivent pas être le seul levier d’incitation au changement d’échelle voulu par le gouvernement (A). L’implication, par la pédagogie, des citoyens au changement d’échelle constitue un excellent moyen d’atteindre l’objectif poursuivi d’autant plus que leur sollicitation par la voie de l’épargne est une opportunité de sensibilisation (B).
A. Les faiblesses surmontables des mesures financières contenues dans le projet de loi
Pour une application optimale de ces mesures, des précisions doivent être apportées sur les modalités de choix par les épargnants des structures de l’ESS qu’ils souhaitent financer. C’est d’ailleurs ce à quoi renvoie l’article 29 du projet de loi lorsqu’il mentionne la prise d’un décret allant dans ce sens. Par ailleurs, l’adoption de ces mesures pourrait avoir un impact sur le financement du développement durable notamment par le risque de voir le financement qui lui est dédié cannibalisé.
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Sur les modalités de choix par les épargnants des structures de l’ESS bénéficiaires de cette épargne
Depuis le 1er janvier 2016, date d’entrée en vigueur du décret du 22 décembre 2015 relatif à la liste des entreprises de l’ESS, les Chambres Régionales de l’ESS (CRESS) dont les missions sont définies à l’article 6 de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS, tiennent des listes qui recensent les structures relevant de l’ESS. Afin de favoriser une décision éclairée et transparente des épargnants, une collaboration entre les CRESS et les établissements bancaires peut être envisagée par la mise à disposition d’informations sur les entreprises de l’ESS dans chaque région aux établissements bancaires. Il s’agira principalement des informations prévues à l’article 2 du décret du 22 décembre 2015. Les établissements bancaires pourront notamment, sur la base des informations contenues à l’article 2. II. 4 du décret précité, orienter les épargnants vers des investissements pré-identifiés.
Les épargnants bénéficieront ainsi de conseils fondés notamment sur la solidité financière du projet ou de l’activité. Par ailleurs, ils pourront faire un choix précis de la structure qu’ils souhaitent soutenir en fonction de l’objectif d’utilité sociale poursuivi et dont la réalisation leur importe et/ou en fonction du positionnement territorial de la structure de l’ESS concernée.
Les modalités de contrôle du respect par les établissements bancaires de cette obligation doivent par ailleurs être traitées par la loi Sapin 2.
En tout état cause, il importe de définir des objectifs et des obligations aux établissements bancaires de manière à s’assurer d’une effectivité de cette mesure. Une collaboration avec les CRESS, sous la forme d’actions de sensibilisation à destination des établissements bancaires, peut être envisagée. Les décrets d’application auxquels renvoie le texte adopté en première lecture à l’assemblée nationale devraient intégrés ces précisions.
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Sur le risque de “cannibalisation” du financement dédié au développement durable via le LDD
La consécration des solutions d’épargne au financement des acteurs de l’ESS au détriment d’autres préoccupations non moins importantes peut envoyer des signaux contradictoires aux citoyens épargnants. En effet, le financement d’activités d’utilité sociale via le LDDS entraîne une “cannibalisation” du financement dédié au développement durable et aux PME. Une baisse du volume de financement dédié au développement durable pourrait nuire aux efforts en cette matière notamment au regard de l’accord de la COP21 ratifiée par la France le 15 juin 2016. Un équilibre devrait donc être recherché dans le financement dédié à l’ESS et aux PME sans porter atteinte à l’objectif de développement durable poursuivi par la France.
Malgré les faiblesses relevées, ces mesures comportent des vertus qui associées à une approche pédagogique pourraient permettre le changement d’échelle voulu.
B. La vertu pédagogique des mesures financières préconisées
Les mesures relatives au financement de l’ESS intégrées dans le projet de loi Sapin 2 constituent une avancée non-négligeable en ce sens qu’elles pourraient contribuer au changement de paradigme dans l’approche économique aujourd’hui en crise.
Au-delà de l’opportunité financière que cela offre aux structures de l’ESS, il peut s’agir d’une nouvelle forme d’engagement qu’elles sollicitent de la part des citoyens. Par ailleurs, ces mesures rapprocheraient les citoyens de leurs structures locales et les inciteraient donc en raison de cette proximité à s’y intéresser.
Il va s’en dire qu’il s’agit bien plus que de simples mesures économiques. Elles offrent aux citoyens épargnants la possibilité de s’engager pour des acteurs économiques qui répondent aux valeurs socio-économiques qu’ils portent notamment :
- la promotion de la production locale,
- la protection de l’environnement,
- l’engagement en faveur de l’activité économique locale,
- le soutien aux acteurs économiques engagés en faveur d’enjeux sociaux et sociétaux importants (handicap, dépendance, vieillesse, éducation, enfance…),
- la participation aux mutuelles et aux coopératives…
Ces dispositions, si elles recueillent les faveurs des épargnants constitueront un blanc seing et un message destiné aux pouvoirs publics et aux acteurs économiques engagés en faveur d’activité ayant pour finalité la poursuite de l’utilité sociale. Il s’agirait d’un acte d’engagement fort des citoyens en faveur d’une économie inclusive.
Enfin, la vertu pédagogique de ces mesures financières doit être soulignée. Elles sensibilisent les épargnants et donc les citoyens en faveur du changement d’échelle qu’ils inspirent aux pouvoirs publics.
La sensibilisation des citoyens épargnants constitue une des clés de l’adhésion de ceux-ci à cette mesure. Il s’agit d’encourager un engagement entrepreneurial des citoyens vers des acteurs de l’ESS porteurs de projets à fort impact social/sociétal et environnemental.