Par Fortuné B. Ahoulouma
Article initialement publié dans Les Echos le 06/09/2016
Le phénomène de “leapfrogging” technologique vécu par le continent africain donne lieu à l’émergence d’acteurs économiques (Jumia, M-Pesa, Foyo…) à la croissance rapide et fulgurante. Les effets en Afrique de cette révolution disruptive interrogent sur les approches de régulation de ce qu’il est convenu d’appeler l’économie numérique.
L’adoption fulgurante de la technologie mobile en Afrique, qui contraste avec le taux de pénétration du téléphone fixe, couplée du développement rapide des usages nouveaux associés au numérique illustre la “radicalité” de la révolution que vit l’Afrique malgré la faiblesse du débit de l’Internet.
Cette révolution impacte tous les secteurs de la vie économique et sociale. Le secteur de la banque et de la finance par exemple illustre bien cette transformation. En effet, d’une phase de faible taux de bancarisation – avec à peine 34 % de la population bancarisés – l’on est passé à une phase d’usage important par les populations africaines des services financiers digitaux (Mobile banking/Mobile money) avec 134 millions de comptes Mobile money actifs en 2015 selon l’association des opérateurs téléphoniques ( GSMA ).
Ce phénomène donne lieu partout à de nouvelles pratiques tant économiques que sociales dictant ainsi une nouvelle approche de régulation des activités économiques. Pour l’Afrique, nouveau marché émergent, donc instable, avec des incertitudes quant à l’offre et à la demande et des fluctuations dans les parts de marché sans compter l’effet des imprévus politiques, cette révolution disruptive est caractérisée par un degré élevé d’innovations qui peut conduire à des changements rapides et inattendus.
Par ailleurs, les efforts de régulation entrepris notamment, dans les télécommunications et dans le secteur bancaire et financier, doivent pour cela être dépassés, car étant en réalité une “tropicalisation” inopportune des solutions extérieures. Ces caractéristiques font donc du continent un véritable laboratoire, non seulement digital, mais aussi “régulatoire”.
La régulation de l’économie numérique en Afrique pourrait être abordée sous l’angle de trois paradigmes nés de la révolution numérique : la rapidité des transformations ou “growth hacking” manifesté par l’émergence d’activités, de modèles et de process dont le développement et la maturité sont très rapides et très courts (exemples de Uber et Airbnb), l’internationalisation des activités à travers la projection rapide à l’international des acteurs de l’économie numérique et l’approche multidimensionnelle des activités économiques qui brise les frontières sectorielles.
Quelle régulation en Afrique face à la rapidité des transformations ?
La régulation des activités économiques est confrontée à la dimension temporelle qui n’est plus la même à l’ère du numérique. En règle générale, la régulation implique un temps plus long qui nécessite constat, analyse, décision et, éventuellement, des sanctions. Le numérique quant à lui s’inscrit dans des cycles de développement et de maturité rapides.
L’incompatibilité entre le temps de la régulation et celui du numérique impose donc aux régulateurs une recherche d’équilibre. Le temps du numérique est contraire au caractère permanent et immuable des lois régulatrices. Les mouvements incessants et accélérés du numérique, les brusques retournements et les bifurcations qu’impose cette technologie aux activités économiques rendent les approches systématisées de régulation ex ante nuisibles à l’innovation et inefficaces.
Les autorités africaines doivent donc travailler de concert à la définition de politiques de régulation flexibles afin de faire face au caractère mouvant de l’économie numérique. L’éclosion d’activités économiques innovantes en serait ainsi favorisée.
L’approche régulatrice observée dans les pays anglophones peut à certains égards être préconisée. Les services de paiement mobile ont connu un développement rapide au Kenya par exemple où les autorités ont favorisé le développement du Mobile money et du Mobile banking (M-PESA notamment) en instaurant un système de licence simplifié et convergent permettant le développement d’une régulation adaptée.
Quelle régulation face à l’internationalisation rapide des acteurs de l’économie numérique ?
La révolution numérique a bouleversé l’approche par territoire des activités économiques, toute régulation étant jusqu’à présent abordée à l’échelle territoriale. Cette approche est globalement bousculée avec l’arrivée de l’Internet qui brouille les frontières des États, cadre de régulation, du fait des processus de production, de distribution et d’internationalisation des entreprises qui se sont, plus que jamais, élargis.
La régulation doit être appréhendée non plus comme relevant de la compétence nationale exclusive rattachée aux frontières physiques, mais dans le cadre du cyberespace dont les limites sont plus étendues. La place et le rôle de l’État sont ainsi fondamentalement remaniés et chacune de ses compétences interpellées, voire bousculées.
L’apparition des plateformes et des places de marché (Jumia, Ringier Africa, Afrimarket ou encore Konga.com…) qui mettent en relation des personnes qui n’ont pas toujours connaissance de la localisation géographique de la partie avec laquelle elles réalisent des transactions accentue cette tendance. L’absence de liens entre une adresse internet et un territoire physique accélère cette évolution et la généralisation du Cloud ouvre de nouvelles perspectives avec des avantages, mais aussi des risques à juguler.
La mise en place d’un cadre juridique collaboratif entre les régulateurs africains est souhaitable pour adapter entre autres, le droit des affaires dans sa globalité, le droit des contrats, la propriété intellectuelle, le droit pénal voire la gouvernance publique à cette révolution disruptive. Le numérique offre un langage unique et est un instrument qui peut favoriser la mise en place de cet univers collaboratif.
Quelle régulation face à l’approche multidimensionnelle des activités de l’économie numérique ?
L’innovation numérique redessine le marché et rend poreuse la segmentation des secteurs d’activités et par conséquent de leur régulation. La gestion de la concurrence ne peut donc plus se limiter à une chaîne de valeur spécifiquement identifiée. Grâce à l’innovation technologique et numérique, un acteur économique peut proposer des offres de services ou distribuer des produits au-delà du simple cadre de son coeur de métier.
En Afrique, cette porosité des frontières entre secteurs est évidente. Les entreprises du secteur bancaire investissent le secteur des télécommunications et vice versa. Au Kenya, l’Equity Bank a sollicité une licence de télécommunication afin de donner à ses clients une carte SIM additionnelle pour communiquer au sein du réseau virtuel mis en place par l’établissement.
Ailleurs, les opérateurs de téléphonie mobiles (Orange, MTN, Tigo notamment) sortent de leurs zones traditionnelles d’activités pour devenir des “banquiers” via des partenariats exclusivement avec les banques (Cameroun) et/ou ces dernières et les établissements financiers dans l’espace UEMOA (au Sénégal, en Côte d’Ivoire ou au Togo via des agréments de la BCEAO ).
Les entreprises de l’énergie elles aussi investissent les activités bancaires. M-Kopa Solar, société kényane d’électrification via des solutions solaires “off grid” se projette dans des activités bancaires. L’Allemand Mobisol, le Français Sunna Design ou encore l’Américain M-Power envisagent la même chose en Ouganda, au Rwanda ou en encore en Tanzanie où ils sont implantés. Dans le e-commerce, le numéro un africain Jumia lance “Jumia Pay” sa marque de Mobile money.
Il va s’en dire que l’avenir de la régulation en Afrique passe par la définition d’un cadre juridique régulatoire non plus en réseau ou par secteur, mais transversal impliquant une coopération entre régulateurs (télécom et bancaire par exemple).
Au final, des règles de régulation ex ante peuvent être envisagées dans les pays africains entre autres, sur des sujets relatifs à l’entrée sur le marché et à la sortie du marché, à la garantie de l’interopérabilité des services financiers numériques, à la protection des données et de la vie privée des cybercitoyens africains ou encore à la protection contre la cybercriminalité.
Parallèlement, des règles de régulation définies au fil de l’eau et adaptées à la permanence des changements imposée par le numérique doivent aussi être pensées à travers une coopération entre les pays, mais aussi sectorielles en associant les acteurs de l’innovation numérique.