Innovation technologique : l’Afrique n’a pas vocation à demeurer un laboratoire !6 minutes de lecture

Par Fortuné B. Ahoulouma & Fabien Lawson

Article initialement publié dans La Tribune Afrique le 20/12/2016

Dans les domaines de la santé, de la finance, du développement durable, de l’énergie ou de l’agriculture, le continent africain vit des innovations technologiques importantes. Ce dynamisme technologique qui vaut à l’Afrique d’être qualifiée de laboratoire de l’innovation technologique devra néanmoins être confirmé.

Il est aujourd’hui entendu que l’Afrique est un laboratoire de l’innovation technologique. Ce constat sur l’Afrique en tant que terrain d’expérimentation est récurrent.

Dans ce sens, on retiendra ce titre assez évocateur d’un dossier récent consacré aux innovations financières en Afrique dans la Revue Banque: « L’Afrique, laboratoire du digital » [1]. Il y est souligné que « les expériences africaines peuvent (…) servir de laboratoire pour tester de nouvelles solutions technologiques, de nouveaux business models, une nouvelle relation client voire une nouvelle réglementation » [2]. Illustrant son propos, l’auteur de cet article rappelle que « certains acteurs, comme Orange, commencent à dupliquer leurs expériences du Sud dans les pays du Nord, avec l’introduction d’Orange Money et bientôt d’Orange Bank en France » [3].

Toujours dans la même logique, dans un article signé dans le quotidien Libération le 18 septembre 2015 et dans un autre article co-écrit avec Gilles Babinet sur le blog de ce dernier [4], Stéphan-Eloïse Gras à travers une analyse du contexte économique africain à l’ère du numérique arrive à la conclusion selon laquelle le continent est « le laboratoire du monde numérique de demain » [5].

Il importe cependant de nuancer cet optimisme naissant généré par le bouillonnement d’innovations technologiques observé en Afrique à l’ère du numérique et traduit par l’usage de l’expression de « laboratoire de l’innovation technologique ».

Dépasser le stade d’un laboratoire de l’innovation technologique

Vue de différents observateurs et acteurs notamment occidentaux, l’Afrique apparaît comme un terrain vierge propice aux expérimentations de technologies numériques et de nouveaux business-models pouvant en résulter.

Certes, ces innovations technologiques se traduisent par l’émergence de nouveaux produits et de nouvelles pratiques en Afrique qui apparaissent de prime abord comme étant le signe d’une mutation (socio-économique, politique et environnementale) profonde et durable du continent. En effet, nombreuses sont les innovations technologiques sur le continent qui couvrent tous les domaines notamment les énergies renouvelables (M-Kopa Solar), la récupération des déchets (Afate 3D Printer et Eco_Act Tanzania), l’agriculture durable (M-Farm et Farmable la plateforme de Crowdfarming), la Fintech (M-Pesa et Yenni), la santé (MEDX eHeath Care), la logistique (Bifasor) ou encore l’éducation (Kwiizi). Ces innovations qui viennent du continent révèlent qu’au cœur même de l’Afrique réside sa capacité à répondre aux besoins essentiels de ses populations dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’agriculture, de l’accès à l’énergie ou encore de l’inclusion financière. Nous les avions précédemment évoqué en empruntant nous-même ce qualificatif de « laboratoire de l’innovation technologique et numérique » [6].

Toutefois, ces mutations technologiques, qui ont pour catalyseur la volonté de donner du sens à leur action et de suppléer l’absence de l’Etat, sont encore marginales, quand bien même elles seraient réelles. En effet, ces nombreuses innovations semblent encore cantonnées, pour la majeure partie d’entre elles, à des expérimentations faiblement répliquées alors que l’une des vertus qu’offre le numérique est la rapide duplication des innovations qu’il favorise.

Ce constat tend à confirmer l’Afrique dans un statut de véritable terre d’expérimentations au vrai sens du mot laboratoire c’est-à-dire « un local aménagé pour faire des expériences, des recherches, des préparations, des analyses scientifiques » [7]. Autrement dit, à l’instar d’un laboratoire, les expériences seront réalisées sur le continent et répliquées en dehors de celui-ci au profit d’autres populations.

Dès lors, il importe de réfléchir aux moyens de la transformation des jeunes pousses africaines de l’innovation technologique en de véritables fleurons technologiques continentaux si l’on ne veut pas voir l’Afrique demeurer un terrain d’expérimentations dont les résultats prospéreront en dehors du continent pour le bénéfice d’autres régions de la planète.

Répliquer les expériences africaines en Afrique

Les expériences réalisées dans un laboratoire n’ont pas vocation à y demeurer. Lorsqu’elles sont abouties, elles prospèrent en dehors du laboratoire.

Les dirigeants africains, les acteurs de l’innovation en Afrique et les sociétés civiles africaines ne doivent donc pas se contenter d’un dynamisme technologique africain en trompe l’œil. Ils doivent plutôt s’attacher à travailler la réplicabilité des innovations technologiques africaines d’abord sur le continent, afin que lesdites innovations participent réellement à son développement et permettent d’inscrire ce dernier durablement dans la chaîne des valeurs internationales.

A ce propos, il importe que soit non seulement mis en place les moyens structurels mais aussi les cadres juridiques, institutionnels, financiers et de coopération nécessaires à cet effet. La révolution technologique donne lieu à des espaces ouverts de partage de connaissances et d’expériences, de formation, d’échanges et de collaboration auxquels contribuent les jeunes pousses africaines de l’innovation technologique.

Reste que les Etats africains, dans la vieille tradition des relations internationales demeurent dans une logique souverainiste. Or, les fondements de celles-ci sont aujourd’hui profondément bousculés et ébranlés par le changement de paradigme qu’opère l’émergence de l’ère algorithmique.

La conscience réelle de ce changement de paradigme doit inciter les Etats africains et les institutions régionales et continentales de coopération et de développement économique à repenser les bases de leurs relations dans une approche qui leur permettrait de transformer durablement l’essai du dynamisme technologique né de la démocratisation progressive du numérique sur le continent. Ce n’est qu’ainsi qu’ils donneront de l’ampleur aux innovations technologiques nées en Afrique et répondront aux défis de l’émergence de l’Afrique.

La capacité des acteurs publiques africains à promouvoir la réplicabilité des innovations africaines sur le continent est un enjeu vital. Il ne s’agira plus seulement d’expérimenter des solutions nouvelles pour les laisser prospérer hors du continent. Il ne s’agira pas non plus de voir les jeunes pousses africaines de l’innovation technologique demeurer ces start-up séduisantes mais incapables de créer de la valeur à plus grande échelle et très vite absorbées ou étouffées par la concurrence.

A ce propos, les Start-up africaines doivent bénéficier de supports institutionnels, juridiques, économiques et financiers non seulement de la part des organisations économiques et financières régionales et continentales mais aussi de la part de leurs Etats. La réponse aux enjeux de la réplicabilité de leurs innovations à une échelle continentale voire mondiale et la capacité à faire face, à armes égales, à la concurrence extérieure nécessitent la mise en place de stratégies incitatives et mobilisatrices de ressources ainsi qu’une organisation dynamique à laquelle le numérique peut grandement contribuer.

Transformer les jeunes pousses de l’innovation en fleurons technologiques du continent

Faute de telles stratégies, les jeunes pousses africaines de l’innovation ne pourront véritablement conquérir le marché continental voire mondial face à des géants comme l’énergéticien français EDF qui, le 9 novembre dernier, a annoncé le lancement d’une co-entreprise avec la société californienne Off Grid Electric. Cette dernière, start-up américaine, propose des équipements solaires hors réseau (Off Grid) en Afrique et dispose de 120 000 clients en Tanzanie et au Rwanda.

Cette technologie est déjà développée en Afrique de l’Est par M-Kopa, une start-up Kényane. Comment alors expliquer que cette start-up africaine ne soit pas à la pointe du développement de ce type de solutions solaires en leasing sur le reste du continent ? Un début d’explication peut être certainement trouvé non seulement dans l’absence de moyens juridiques, économiques et financiers des start-up africaines face aux grands groupes comme EDF, mais aussi dans la capacité des pays développés à déployer des stratégies de soutien à leurs start-up qui, pour certaines, investissent le continent africain.

La conquête du marché de l’électricité hors réseau en Afrique de l’Ouest par l’américain Off Grid Electric et le français EDF en est la preuve. L’ouverture du capital de la start-up américaine au fonds Electranova géré par Idinvest Partners et réunissant EDF, Allianz et Bpifrance est un élément favorable à cette conquête du marché ivoirien. Ces acteurs ont eu la capacité de mettre en commun leurs moyens, non seulement financiers mais aussi juridiques pour aboutir à un accord ayant ouvert la porte à l’accès au marché ouest-africain via la Côte d’ivoire.

Que doivent donc faire les Etats africains pour transformer les jeunes pousses africaines de l’innovation en fleurons technologiques continentaux ? Trois pistes peuvent être explorées.

Premièrement, la protection des créations des start-up africaines doit être une priorité dans la mesure où il s’agit d’une réelle richesse pour le continent africain. Cette protection passe entre autres, par une réduction significative, notamment dans les pays membres de l’Organisation Africaine de Propriété Intellectuelle (OAPI), des coûts associés aux dépôts des marques, des brevets et des dessins et des modèles. Certains pays comme le Sénégal ont mis place des subventions en faveur des projets innovants.

Deuxièmement, des incitations fiscales et juridiques au développement des start-up innovantes doivent être réfléchies. Cela suppose que les formalités administratives soient revues notamment par la mise en place de guichets uniques dédiés à ces acteurs de l’innovation et des procédures allégées de création des sociétés. Par ailleurs, dans l’espace OHADA (Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires), un travail pédagogique quant au recours à la Société par Action Simplifiée (SAS) doit être réalisée par les Etats en raison des avantages en termes de souplesse et de coûts qu’offre ce type de société pour les Start-up.

Troisièmement, une stratégie de conquête du marché africain voire mondial via une diplomatie économique active doit être au cœur des actions des Etats africains en faveur de l’entrepreneuriat. Une diplomatie économique intra et extra continentale doit être pensée. Dans un contexte économique mondialisé et fortement concurrentiel, les Etats africains doivent, de manière concertée, élaborer une stratégie d’intelligence économique autour des jeunes pousses de l’innovation technologique. Cela suppose qu’une facilité juridique soit mise en place dans les grands espaces régionaux et à l’échelle continentale, à l’instar de la facilité africaine de soutien juridique dans le cadre de la Banque Africaine de développement [8]. Il s’agirait d’un bras armé juridique au service des stratégies de partenariats, de distribution des produits et services et de développement des entreprises africaines de l’innovation.


[1] Banque et Stratégie N° 349 – Juillet-août 2016.

[2] http://www.revue-banque.fr/banque-detail-assurance/dossier/afrique-laboratoire-digital (consulté le 17/12/2016).

[3] Idem

[4] http://www.gillesbabinet.com/lavenir-de-linnovation-est-en-afrique/ (Consulté le 17/12/2016)

[5]http://www.liberation.fr/evenements-libe/2015/09/18/l-afrique-incite-a-penser-autrement-la-transformation-numerique-du-monde_1385250 (consulté le 17/12/2016).

[6] Fortuné Bawubadi Ahoulouma, « Afrique/quelles régulations pour l’économie numérique ? », http://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-160095-afrique-quelles-regulations-pour-leconomie-numerique-2025194.php.

[7] Dictionnaire Le Petit Robert de la langue française, édition 2017

[8]La facilité africaine de soutien juridique (ALSF) une organisation exclusivement dédiée à la fourniture de conseils juridiques et d’assistance technique aux pays africains. http://www.afdb.org/fr/topics-and-sectors/initiatives-partnerships/african-legal-support-facility/ (consulté le 17/12/2016).